Marie-Anne Derville
Décoratrice, directrice artistique, curatrice, scénographe et maintenant designer, Marie-Anne Derville appartient à cette génération qui a l’audace de mélanger les genres, les passions, les rencontres, pour créer un monde riche et pluriel Chantiers privés, scénographies pour la Galerie Dina Vierny ou pour la Galerie Poggi, curation de mobilier ou d’objets de design pour des collectionneurs, elle alterne les projets avec tout l’enthousiasme qui la caractérise. On la retrouve à la Galerie Xavier Eeckhout pour la présentation de sa première collection de mobilier, créée en collaboration avec la Galleria Giustini/Stagetti.
Marie-Anne, c’est à l’invitation de la Galerie romaine Giustini/Stagetti que vous avez créé cette collection de mobilier ?
L’Italie est un pays qui m’est très cher pour sa culture, ses trésors, son art de vivre. J’aime beaucoup la galerie de Roberto et Stefano qui est vraiment une référence. Aux côtés de designers italiens du 20ème siècle comme Gio Ponti, Carlo Scarpa, Luigi Genazzi ou Guido Gambone, ils présentent des designers contemporains prestigieux, les Frères Campana, Umberto Riva, Vinvent Van Duysen, Konstantinos Gric … Je les ai connus en leur achetant des pièces lorsque je travaillais pour Pierre Yovanovitch et j’ai continué en faisant de la curation pour mes clients. Des liens forts se sont tissés entre nous. L’an dernier, pour un projet d’architecture intérieure, ils m’ont présenté un jeune chef italien très doué qui ouvrait son premier restaurant à Rome. Mais très vite ils m’ont aussi proposé de créer ma propre ligne de mobilier.
Le style de cette collection est singulier dans l’univers actuel du design ?
Roberto et Stefano souhaitaient qu’elle me ressemble, qu’elle soit féminine et en définitive je la trouve plutôt androgyne. Mais elle réunit ce que j’aime, mon goût pour les contrastes, aussi bien pour l’ascèse que pour le faste. Je voulais qu’elle soit à la fois chic et radicale. Je l’ai dessinée de manière très spontanée, comme si je l’avais déjà en moi. Je pense que ce sont toutes mes références les plus intimes qui m’ont servi pour la créer, de Mallet Stevens à Jean-Charles Moreux, en passant par Josef Beuys, Pier Paolo Pasolini, Andrée Putman, Christy Turlington ou Aby Warburg. Je me suis toujours beaucoup nourrie d’images. Pour moi, cette collection est l’expression d’une certaine forme de classicisme français que je viens casser avec une esthétique très 90, celle de ma jeunesse, avec laquelle j’ai grandi et qui me reste chère.
Mais je n’ai aucune prétention à me définir comme designer, je me vois plus comme une directrice artistique, d’ailleurs c’est un travail collaboratif avec une équipe et un artisan italien extraordinaire qui crée des pièces dans les règles de l’art. Cette collection est le prolongement d’une histoire et je voudrais que ce mobilier puisse se mélanger avec tous les styles, traverser le temps. J’ai toujours pensé que c’était avant tout le lieu qui devait être mis en valeur, ses volumes, ses patines, sa poésie même. C’est lui dont on doit révéler l’âme. Le mobilier, lui, se doit d’être discret, il vient ponctuer l’espace pour créer une harmonie, mais il doit aussi laisser de la place à l’être humain, à la pensée, à la réflexion … créer une forme de temps suspendu. J’ai la même démarche quand j’endosse le rôle de scénographe pour un décor ou une exposition.
Dans tous vos projets, vous aimez faire dialoguer les choses ?
J’aime trouver une certaine forme de radicalité, de structure, mais toujours dans l’harmonie. Je n’ai rien contre les dissonances et je n’aime pas non plus ce qui est éthéré, mais dans le décor tout est une question de composition, comme dans tous les domaines esthétiques ou artistiques d’ailleurs, Ce qui m’importe c’est la manière dont les choses, les styles, les mots, les notes se répondent. J’ai toujours aimé les atmosphères, les univers, les lieux. C’est aussi pour cela que la scénographie me passionne.
Votre style, lui, est résolument éclectique ?
J’ai beaucoup appris en travaillant aux côtés de Pierre Yovanovitch. Il m’a montré comment mélanger des pièces de designers américains des années 40 très pointus comme James Mont ou Billy Baldwin avec des pièces de la Grâce Suédoise des années 20 extrêmement féminines, ou des formes héritées de la Sécession viennoise et des pièces d’art contemporain.
Vous avez débuté l’architecture intérieure à ses côtés, mais vous avez d’abord travaillé dans la musique, l’édition, la production … Est-ce audacieux de décider un jour de tout quitter et de se consacrer à sa passion ?
Audacieux je ne sais pas, mais j’aime les chemins de traverse, c’est ma force, ma nature. J’ai cet élan, sans peur, de ne pas marcher dans les clous et j’ai toujours eu le goût des cultures différentes de la mienne, donc celui des domaines qui me sont encore inconnus. A 27 ans, je travaillais dans un bureau de tendances et j’ai fait un grand écart en ayant l’opportunité de faire un stage chez Pierre Yovanovitch. Une amie travaillait dans son agence et m’a soufflé l’idée de travailler dans la décoration. J’en avais toujours eu le goût, je savais gérer des projets, mais je ne connaissais rien à ce milieu. Je n’étais sûre de rien mais c’était mon chemin, ça j’en étais certaine.
Vous considérez toujours Pierre comme votre mentor ?
J’ai travaillé avec lui durant huit ans. L’agence était plus petite quand j’y suis arrivée, c’était une sorte de ruche où l’individualité de chacun avait sa place. On s’est extraordinairement bien entendu humainement, Pierre est quelqu’un de très généreux. et j’ai vraiment appris mon métier grâce à lui. J’ai notamment découvert l’univers des galeries d’art et de design, tissé des liens avec les galeristes et c’est cela qui m’a passionnée d’emblée, les pièces de mobilier, leur dimension historique. Cela me permet toujours aujourd’hui de créer des collections pour mes clients. Pierre, Mathieu ou Myriam Bartissol, la directrice de l’Agence, m’ont toujours laissé une liberté totale pour m’exprimer et la liberté est une grande richesse. D’ailleurs je continue sans cesse d’explorer de nouveaux domaines … Je crois qu’avec le temps c’est vers l’art de la scénographie que je vais de plus en plus tendre. J’ai très envie, un jour, de créer des décors de théâtre ou de cinéma ou même de faire un court-métrage … Le cinéma réunit tout ce que j’aime, le langage, l’image, la musique, le rêve, le fantasme. La force du propos est fondamentale, mais les décors et l’image sont très importants. Finalement, pour moi, le scénario est un peu secondaire, c’est d’abord à la notion de style que je m’intéresse, le “style” à proprement parlé, dans toutes ses formes et ses interstices. Dans le cinéma de Luchino Visconti par exemple, je prends souvent de la distance avec l’histoire parce que j’ai été comblée par l’univers du film.