Breaking the Wall
Le design d’avant-garde allemand des années 80
Au tournant des années 80, en Allemagne (ex RFA), de jeunes artistes nés dans l’immédiat après-guerre font voler en éclats les principes hérités du Bauhaus. Pourfendeurs du fonctionnalisme et de la “bonne forme”, ils produisent des objets à la frontière entre l’art et le design, investis d’une forte dimension symbolique et politique. Leur mot d’ordre : “la forme suit le libre arbitre”. A partir de matériaux de récupération et de construction, tels que le béton et l’acier, ils érigent une esthétique post-industrielle qui procède du “Do it yourself” et d’une volonté de décloisonner les disciplines. Résolument iconoclaste et et d’une grande inventivité technique et formelle, leur production trouve rapidement un écho dans une Europe qui s’apprête à vivre l’un des évènements majeurs du 20ème siècle.
A Berlin, puis bientôt partout en RFA, de petits groupes d’étudiants se forment au sein des universités et des écoles d’art. Questionnant le “miracle économique allemand” suscité par la reconstruction et le plan Marshall, ils dénoncent la standardisation de l’objet et l’uniformisation des modes de vie. Le fauteuil “Consumer’s rest” de STILETTO, conçu à partir d’un fauteuil de supermarché, constitue un parfait exemple de cette critique du consumérisme.
Tandis que l’artisanat reste associé à l’expression d’un nationalisme et que le fonctionnalisme se tient éloigné des enjeux de l’époque, les jeunes créateurs du « Neue deutsche design», convaincus que chaque objet doit être le témoin de son temps, cherchent à définir un nouveau modèle. Le duo Bellefast et Stiletto à Berlin, le Groupe Pentagone et Christophe Siebrasse à Cologne, Kunstflug et Hermann Becker à Düsseldorf, ou encore Ginbande à Francfort sonnent la révolte contre le bon goût.
Sensibles aux travaux de Memphis et d’ Alchimia avec qui elle nourrit une communauté d’esprit, la jeune création allemande ne jouit pas de véritable leader tel qu’a pu l’être Ettore Sottsass en Italie. Et bien que la présence de nombreuses galeries sur tout le territoire de la RFA – Mobël Perdu à Hambourg, Strand à Munich, Weinand à Berlin, ou encore Pentagon à Cologne – contribue à faire émerger de nouveaux designers, il n’existe pas véritablement de réseau et que peu d’échanges entre les créateurs dans un pays fortement décentralisé. L’enseignement du design joue à ce titre un rôle prédominant et les Ecoles d’art sont le principal lieu de rencontre d’une génération résolument tournée vers l’expérimentation. La fermeture de l’Ecole d’Ulm en 1968, puis la disparition des figures tutélaires du Bauhaus que furent Mies van der Rohe et Walter Gropius participent à libéraliser un apprentissage jusqu’alors dominé par la recherche de la bonne forme.
La notion de designer-concepteur s’impose progressivement et les objets réalisés dans le cadre de la formation débordent souvent des universités pour trouver une place en galerie. En 1984, à Berlin, l’exposition « Kautbaus des Ostens » illustre cette nouvelle dynamique: les étudiants parmi lesquels figurent Joachim Stanitsek, Andreas Brandolini et Jasper Morrison sont invités à travailler à partir des surplus des magasins alentours. Il leur faut donc « concevoir sans concevoir», en réemployant des produits existants, issus de l’industrie. Le processus de fabrication importe alors tout autant que la finalité esthétique de l’objet. Il s’agit désormais de produire moins mais surtout par soi-même, ce que revendique le groupe Kunstflug qui n’entend pas créer “un design pour tout le monde mais beaucoup de design pour beaucoup”.
Pour Hardy Fischer l’un des membres du groupe Kunstflug, « le designer, qui a seulement les mots de bien, vrai et beau à la bouche, lisse le produit industriel jusqu’à l’accommodation sociale ». En somme, la nouvelle production industrielle« ne peut pas être honnête». En vertu de« l’influence considérable que les éléments matériels de notre environnement exercent sur notre comportement», l’enjeu n’est plus tant de reproduire un objet à l’infini en vue d’en démocratiser l’accès ou de servir de manière rationnelle sa fonction, que d’en réactiver la part sensible, seule à même d’établir un lien particulier avec chaque utilisateur. Empreint de valeurs écologiques et fruit d’une réflexion politiquement engagée sur les modes de productions, le Do lt Yourself plébiscité par cette nouvelle génération de designers allemands brouille encore davantage les frontières traditionnellement associées à la figure du concepteur. Leur travail procède-t-il de l’art ou du design ?
Au mitan des années 1980, la RFA constitue toute entière un champ foisonnant d’expérimentations. C’est tout particulièrement le cas de Berlinouest qui regorge de lieux alternatifs ou s’épanouit la contre-culture. La fabrication d’objets du quotidien tutoie ainsi la musique ou les arts vivants et se nourrit des théories du néoisme ou du déconstructivisme. Alors que se nouent des collaborations interdisciplinaires, certains designers mènent des incursions dans d’autres champs artistiques ; Frank Schreiner réalise des courts-métrages, tandis que le groupe Kraftwerk se produit lors des évènements organisés par la galerie Mobel perdu. Le «Tipi-Tarn», enceinte sculpturale imaginée par Joachim Stanitzek, témoigne de cette volonté manifeste de décloisonner la création.
Comment dépasser le clivage qui s’est installé entre l’esthétique sage et maitrisée du néo- fonctionnalisme et les excès caricaturaux du kitsch ? Convaincue que la production en matière de design est jusqu’alors « toujours organisée en fonction de conventions esthétiques préindustrielles », la nouvelle génération de designers allemands impose une nouvelle grille critique. La question esthétique est laissée à la volonté de chacun : « La forme suit le libre arbitre ». Au sein du mouvement, les lignes épurées côtoient les compositions les plus maniéristes. Plusieurs de ces tendances peuvent cohabiter dans le travail d’un même désigner, voire parfois au sein d’un seul objet.
Certains créateurs arrangent des éléments issus de l’industrie à la manière d’un collage. Leur travail s’articule autour d’objets manufacturés puisés dans la vie quotidienne, omniprésents mais souvent négligés. Les matériaux bruts proviennent quant à eux de supermarchés, de magasins de bricolage, de casses automobiles ou de décharges. L’emploi récurrent du béton et de l’acier, et plus largement des matériaux de construction, illustre métaphoriquement un avenir commun à bâtir.