, ,

Louka Anargyros

The Material Is Leather

The Material Is Leather, seconde exposition personnelle de Louka Anargyros chez SEPTIEME, convoque l’héritage politique de la culture cuir. Un espace enseveli de cuir noir signifiant, matériel et sculpté, révèle un mécanisme social puissant mis à l’oeuvre par une communauté assujettie qui, par la réappropriation des symboles de son oppresseur au profit de sa propre condition, en désactive la violence.


Au centre, deux bikers en combinaison de cuir noir s’enlacent. Ces Leatherboys incarnent la poursuite du discours de Louka Anargyros questionnant la masculinité et l’ambivalence de ses symboles où la virilité, lorsque performée à l’extrême, brouille ses propres repères genrés. La moto, dans toute la puissance qu’elle invoque, permet l’allusion à la possibilité d’une existence sans entrave. Elle se trouve être la source historique du mouvement cuir de la communauté queer qui, dans les années 40 à Los Angeles puis 50 à New-York, s’est réapproriée les codes visuels de la culture du biker pour devenir une culture alternative globale. C’est ainsi que sont progressivement apparus les Leather bars, auxquels Louka Anargyros fait explicitement référence, en tant qu’espaces historiques de formation communautaire, mêlant l’exploration d’une liberté sexuelle à une volonté de rassemblement et de protection politique. La constitution de cette scène précède ainsi celle du militantisme des années sida pour la liberté sexuelle et par la suite de la cause LGBTQIA+ à l’échelle mondiale détenant aujourd’hui, entre autres, l’identité cuir comme objet de ralliement. Louka Anargyros explore ici la réinterprétation camp, c’est-à-dire exagérée et ironique, des codes de la masculinité hégémonique en réaction à l’accusation de féminité. Ce processus de réappropriation et de sexualisation de la figure du biker, documentée par les dessins de Tom of Finland, propulse la masculinité hors d’un monopole hétérosexuel et creuse son ambivalence.

L’installation d’une centaine de vêtements de cuir placée pour circonscrire l’espace propose une lecture supplémentaire des origines de la culture cuir inspirée du texte « Fascinating Fascism » de Susan Sontag (1974), dont le titre en est une citation directe. Constatant la naissance de la culture cuir BDSM et queer immédiatement après la fin de la seconde guerre mondiale, elle y présente le postulat selon lequel, la communauté gay aurait effectué un retournement par le désir du langage visuel fasciste. De la même façon que le Triangle Rose fut retourné dans les années 90, l’esthétique nazie aurait été dépossédée de ses attraits pour être rejouée sur la scène cuir par le biais du désir. Cette subversion radicale du cuir noir comme matériau sexué suggéré par Sontag dans les années 70 continue son chemin dans la culture dominante jusqu’à être devenu aujourd’hui un synonyme mainstream de sex-appeal. À travers cette installation, Louka Anargyros passe de la convocation d’insultes homophobes inscrites sur ses combinaisons à celle d’une esthétique globale, soulignant la désactivation de sa substance opprimante.

Le levier convoqué par Louka Anargyros est celui du désir qui permet, à travers un jeu de domination, un renversement des rôles, comme l’en atteste la récurrence de l’imagerie policière et militaire dans la culture cuir; désir qui, par une forme de théâtralisation, permet le processus de réappropriation par le jeu. C’est ainsi qu’en pénétrant dans l’exposition, s’impose l’impression de prendre une scène sur le vif. Portant toute la charge sexuelle d’un Leather bar, le décor sombre et imposant par l’accumulation des cuirs provoque une lourdeur visuelle faisant d’autant plus affleurer l’extrême vulnérabilité des corps enlacés. La surcharge de cuir écrase, elle accable, tandis que la tendresse de la posture de ces hommes sculptés en céramique révèle toute leur fragilité. Le spectateur face à cette scène ressent toute la force de cette ambivalence par la présence d’une dualité d’affects, la sensation d’une forte tension érotique, couplée à l’intensité d’une peur harassante face à une violence latente menant à ré-interroger la scène. Les hommes, enveloppés dans leurs épaisses combinaisons, ne seraient-ils pas en
position de protection ? Louka Anargyros illustre ainsi comment le processus de réappropriation de symboles permet à une communauté oppressée d’enraciner son identité tout en contenant en son sein les lourds stigmates de son histoire et de ses combats.


Léa Perier Loko

du 6 septembre au 16 novembre 2024

SEPTIEME GALLERY

31 rue de l’Université 75007 Paris