Corps in-visibles
Une enquête autour de la Robe de chambre du Balzac
Le musée Rodin met à l’honneur une pièce méconnue de ses collections, l’Étude de robe de chambre pour Balzac d’Auguste Rodin. Conçue à partir d’une sélection de sculptures issues des collections du musée, de pièces de mode du 19e siècle du Palais Galliera et d’archives inédites de la bibliothèque de l’Institut de France, l’exposition déplie, à partir de la singulière Robe de chambre, une enquête sur la recherche d’un corps de Balzac par Rodin. Cette investigation est un véritable prélude à une réflexion sur les corps – réels, idéalisés, statufiés et occultés – dans la statuaire monumentale du 19e siècle qui peuplent toujours notre monde contemporain.
Le corps de Balzac, tel que Rodin l’appréhende par le vêtement, lorsqu’il fait refaire un costume du romancier disparu par le tailleur de Balzac, révèle de l’homme son physique considéré comme peu avantageux par les commanditaires du monument : Balzac, en un mot, était gros. Faisant dialoguer couture et sculpture, et rapprochant la pratique des tailleurs de celle des statuaires, l’exposition observe comment la perception des corps influence la fabrique de leur image de bronze, fortement idéalisée. Elle révèle combien le mythe de Balzac écrivant en robe de chambre permet finalement à Rodin de cacher sous d’amples plis un corps refusé en raison de sa corpulence. L’exposition invite à réfléchir à la représentation des corps dans l’espace public, et au nécessaire élargissement contemporain de ces représentations.
Choisi par la Société des Gens de Lettres en 1891 pour sculpter un monument à Balzac, Auguste Rodin se lance dans la quête du romancier disparu depuis près d’un demi-siècle : de l’étude de l’image de Balzac à Bruxelles chez un collectionneur de reliques balzaciennes, à la recherche de son corps dans la Touraine natale de l’écrivain où Rodin trouve pour modèle un charretier corpulent, les étapes de cette enquête sont restituées au fil de l’exposition. Fait largement inconnu, Rodin retrouve même le tailleur de Balzac et lui fait refaire un costume de l’écrivain pour mieux en comprendre la physionomie. Les visiteurs pourront ainsi découvrir la redingote de Balzac, retaillée pour l’occasion à partir des mesures réelles et inédites de son corps.
Rodin s’attèle ensuite au défi d’incarner Balzac dans la terre et le plâtre quatre années durant. La réaction de ses contemporains, pour lesquels un grand homme de bronze ne saurait être représenté petit et ventru, l’engage à se tourner vers le mythe d’un Balzac écrivant en robe de chambre pour cacher ce corps sous les plis d’un grand drapé. Le moulage d’une véritable robe de chambre dans le plâtre, vers 1896-1897, apparaît dès lors comme la solution à la quête d’une formule plastique restituant l’idée de Balzac, à défaut d’en représenter le corps exact. L’extraordinaire Étude de robe de chambre pour Balzac, à laquelle se consacre la seconde partie de l’exposition, rend compte du cheminement du sculpteur vers une idéalisation du corps, et invite à s’interroger sur les enjeux actuels liés à la grossophobie et la mise à l’écart de nombreux corps divergeant de la « norme ».
L’exposition se finit sur la confrontation de la statue de Balzac, achevée en 1898 et aussitôt refusée par la Société des Gens de Lettres, à une œuvre du sculpteur contemporain Thomas J. Price représentant une femme noire anonyme, en jogging. D’un côté, un Balzac idéalisé mais difficilement compréhensible pour ses commanditaires, fin 19e siècle, et de l’autre la célébration monumentale d’une anonyme, symbole d’une nouvelle diversité dans la statuaire publique du 21e siècle. En prenant comme point de départ le processus de création du Monument à Balzac, l’exposition « Corps In.visibles » invitera plus largement à une réflexion sur l’évolution des représentations du corps dans l’espace public.