Sonia Delaunay
La Simultanée
Poursuivant son engagement pour la mise en lumière de Sonia Delaunay après une exposition au printemps 2021 au sein de la galerie, ainsi que d’une présentation remarquée à Art Basel en juin 2023, la Galerie Zlotowski présente Sonia Delaunay, la Simultanée, troisième temps fort consacré à la pionnière de l’abstraction, qui a consacré 70 ans de sa vie à ses créations.
Artiste abstraite, créatrice de mode, conceptrice de design, graphiste, entrepreneure à succès, marraine de l’abstraction, exploratrice de mediums, Sonia Delaunay a eu, quasi simultanément, toutes ces facettes. Cette frénésie s’explique par une conception de l’art qui déborde du cadre traditionnel du dessin et de la toile pour aller conquérir la vie même. Sonia Delaunay n’a eu de cesse d’abolir les frontières entre l’art visuel et l’art décoratif, tout en restant fidèle aux principes du “ simultanisme ”, une conception de l’abstraction axée sur l’interaction des couleurs, qu’elle a élaborée avec son époux Robert dans les années 1910. L’exposition présente des œuvres emblématiques de cette abstraction colorée, reconnaissable entre toutes, avec des œuvres sur papier et des peintures sur toile (de 1907 jusqu’à 1979, année du décès de l’artiste). Mais Sonia Delaunay, la Simultanée s’aventure au-delà, en montrant des pièces emblématiques de cet appétit d’innovation et d’exploration, qui fait l’originalité du parcours de l’artiste : dessins de mode bien sûr mais aussi couvertures de livres, projets de tapisserie, essais de graphisme, lithographies et, plus inattendus encore, mosaïque et dessins de cartes à jouer !
La première section de l’exposition s’intéresse à la collaboration sans équivalent qui a uni Sonia à Robert Delaunay, lesquels se marièrent en 1910. On y montre les œuvres des séjours espagnols et portugais (1914-1918), une période bénie pour Sonia malgré le contexte tragique de la guerre, faite de rencontres avec les artistes locaux et de travail intense, inspiré par la lumière de la péninsule Ibérique. Le “ simultanisme ” des années 1910 ne rejette pas la figuration mais extrait des corps, des visages ou des objets des formes géométriques qui organisent les combinaisons de couleurs.
Au-delà de cet idéal de création en duo, Robert et Sonia ne cessent de s’épauler. Alors que Sonia se lance dans la commercialisation de vêtements au début des années 1920 à Paris, Robert Delaunay exécute une série de portraits de dames habillées des créations de Sonia Delaunay, comme autant d’hommages à l’inventivité de sa femme en matière de mode. Inversement, après la mort prématurée de Robert en 1941, Sonia mènera un combat acharné pour que son époux trouve sa juste place de pionnier dans l’histoire de l’abstraction qui s’écrit alors, organisant des expositions, faisant des donations aux institutions et publiant de nombreux ouvrages.
La deuxième partie de l’exposition est consacré aux dessins liés à la mode qui domine le travail de Sonia Delaunay dans les années 1920. Elle porte le titre du poème de Blaise Cendrars, ami cher de Sonia, Sur la robe elle a un corps, (1913) l’inversion du corps et de la robe soulignant le caractère révolutionnaire du style Delaunay. Cette vision d’une redéfinition de la mode est confirmée par le commentaire de Guillaume Apollinaire, “ Il faut aller voir à Bullier, le jeudi et le dimanche, M. et Mme Robert Delaunay, peintres, qui sont en train d’y opérer la réforme du costume ”. Ce sont certes des raisons matérielles qui ont poussé Sonia Delaunay à passer de l’habillement avant-gardiste et expérimental à l’entrepreneuriat de Haute Couture qui impressionnera jusqu’à Gloria Swanson, la star des films de Cecil B. de Mille à la MGM. Comme elle perd ses revenus liés aux propriétés de son oncle avec la révolution Russe de 1917, Sonia Delaunay devient, malgré elle, une entrepreneure en créant le magasin Casa Sonia à Madrid (1918) puis la Maison Sonia à Paris (1925). Elle ne cessera jusque tard dans sa carrière de concevoir des motifs textiles, notamment pour la maison Hollandaise Metz &Co. Stratèges, les Delaunay le sont pour affirmer leur insertion dans leur époque et démontrer qu’ils sont partis prenantes des changements en cours. Robert le théorise : “ Nous voyons une vague de mode simultanée montante qui correspond à un désir. Les tissus, les réclames, les meubles sont indéniablement en évolution vers la couleur vivante ”.
Les gouaches de Sonia montrent que la mode, investie par le “ simultanisme ”, est le prolongement cohérent d’une conception artistique connectée à la vie. Cette fréquentation des arts “ moins nobles ” va néanmoins pendant un temps coûter à Sonia Delaunay sa place dans l’histoire de l’art. Pourtant, des expositions plus récentes ont remis en cause cette vision hiérarchisée et datée. Un revirement est palpable dans la rétrospective Les Couleurs de l’Abstraction auMusée d’art Moderne de la ville de Paris (2014) et à la Tate Gallery (2015), confirmé plus récemment avec Sonia Delaunay au Musée Louisiana de Copenhague (2022) et Living Art au Bard Graduate Center de New York (2024). Toute ces expositions célèbrent les audacieuses traversées des frontières qui caractérisent le parcours de Sonia Delaunay. Grâce à elles, on réalise que Sonia Delaunay a réussi un art vivant et vibrant opérant une synthèse convaincante des arts simultanistes.
La troisième partie de l’exposition se concentre sur la production picturale de Sonia Delaunay dans l’après-guerre. Elle est un rare cas de l’histoire des femmes artistes au xxe siècle ayant connu le succès et la reconnaissance de son vivant, certes à stade avancé de sa carrière. Progressivement, la “ femme de Robert Delaunay ” s’impose, se plaçant au cœur des mouvements d’avant-garde de l’après-guerre. Dans les années 1960 et 1970, de grandes expositions muséales valorisent son œuvre : elle fut la première femme à exposer de son vivant au Musée du Louvre en 1964. Et trois ans après, en 1967-68, une importante rétrospective lui est consacrée au Musée d’Art Moderne. Au sein de l’exposition, l’œuvre qui incarne cette renaissance est la grande gouache Rythme couleur de 1961, montrée dans une exposition de l’innovante Galerie Denise René.
Cette pièce est la version originale d’un pochoir produit pour cette même exposition. Si son abstraction est géométrique et toujours organisée par la couleur, les formes sont libres, rythmées, jamais totalement nettes. Loin de l’exactitude des contours typiques de l’art concret, pour lequel le geste pictural doit disparaître et la subjectivité se dissoudre, l’application même des aplats de couleur est palpable, comme si l’artiste affirmait sa présence. C’est là une caractéristique qui s’applique à l’ensemble de l’œuvre de Sonia Delaunay : sa présence dans l’œuvre. La trace de la main qui applique la couleur est évidente et des modifications de couleurs sont parfois visibles. La série des rythmes couleurs des années 1970 présentés ici sont donc emblématiques de cette liberté, qui aboutit à une synthèse radicale des formes, comme si Sonia Delaunay allait jusqu’au bout des possibilités du “ simultanisme ”. Mais ce caractère programmatique d’une abstraction poussée dans ses retranchements s’unit à une imperfection assumée, qui rappelle toujours le “ métier ” de l’artiste et sa main en pleine action.
La dernière partie de l’exposition est consacrée aux œuvres qui ne relèvent pas du champ du dessin ou de la peinture stricto sensu. Il s’agit de projets ludiques et surprenants, dans lesquels Sonia Delaunay s’est aventurée, et ce durant toute sa longue carrière. La diversité de la production de Sonia Delaunay est stupéfiante. L’édition, l’illustration de poésie, le graphisme et la publicité vont la passionner, au point, pour ce dernier domaine, de réaliser des projets non sollicités par l’entreprise dont elle fait la “ réclame ”. La production importante des projets liés à des publications va commencer très tôt, avec les projets de couverture de catalogue de 1916, puis celui pour le fameux Album n°1 (1916) et de la revue Ararat (1917).
L’inclination de Sonia pour des supports plus accessibles et visibles répond aussi à son envie de collaborer avec ses alliés et amis. L’illustration ou la mode permettent de se connecter à des poètes quelle admire et aime profondément comme Blaise Cendrars ou Tristan Tzara. Et pour se les attacher, quoi de plus simple que de les illustrer ou les habiller ? Ce besoin de proximité, de coopération avec des êtres choisis, par affinités et affection, est le fil rouge de toutes les initiatives “ hors territoires balisés ” que Sonia Delaunay entreprend, tant ses sentiments guident sa production.
Sonia reste active jusqu’à son dernier souffle, en décembre 1979. Ses dernières gouaches sont saisissantes. Elle n’y a jamais été aussi entièrement présente. On y perçoit le tremblement de la main de la vieille dame, dans le contour des carrés de ce damier, venant de la collection de Jacques Damasse, exécuté en 1979. Le noir paraît vouloir envahir les autres couleurs qui, une fois n’est pas coutume, semblent sur le point de s’absenter …