Yves Gastou – Gladys Mougin – Frédéric de Luca
Design 80 : L’oeil des Galeristes
« Faire du design, ce n’est pas donner forme à un produit plus ou moins stupide pour une industrie plus ou moins luxueuse. Pour moi le design est une façon de débattre de la vie. » Ettore Sottsass
Les Années 80. La fin d’un rêve pour beaucoup, le début d’un autre pour certains. Le monde se fracture et tout va trop vite, certains chantent même déjà un petit air de fin du monde mais partout en Europe la scène artistique est foisonnante et en matière de design, c’est une révolution qui s’opère.
En Italie, Ettore Sottsass crée le groupe Memphis, un collectif de designers, fondateur du design post-industriel, déjà initié, peut-être, par Joe Colombo en 1969 avec son concept d’anti-design. Une nouvelle voie s’ouvre alors vers la mode, les arts décoratifs et tous les mouvements artistiques, engendrant un design éclectique, hybride, détonnant.
En Angleterre le design post-moderniste lui fait écho avec Ron Arad, Tom Dixon, Marc Newson, André Dubreuil, Mark Brazier Jones, Nick Jones … En France, Philippe Starck, Elisabeth Garouste et Mattia Bonetti, Jacques Jarrige ou Eric Schmitt se positionnent plus en esthètes et prônent un design purement décoratif, qui n’hésite pas à s’inspirer du passé et qu’on appellera parfois « design de collection ».
Le point commun à tous ces designers ? Le refus absolu du modernisme fonctionnel des années 60 et 70 et de la production de masse. Eux prônent au contraire un retour à des créations en série limitée ou des pièces uniques, en empruntant les codes de l’art et de l’artisanat. Pour chacun, l’expérimentation est un mot d’ordre. Mélange des styles, des formes, des couleurs et des matériaux, le design des années 80 est résolument celui de tous les possibles.
Pour nous raconter cette aventure, Frédéric de Luca, Gladys Mougin et Yves Gastou, ceux qui ont été parmi les premiers à découvrir et à défendre cette génération bouillonnante.
Vous avez tous les trois participé à l’histoire du Design des Années 80, en découvrant et en défendant le travail de ceux qui l’ont créé. Racontez-nous comment cette aventure a débuté ?
Yves Gastou : Pour ma part j’ai commencé avec l’Art Nouveau, puis l’Art Déco. En 1980, je suis parti pour l’Italie et j’ai découvert l’œuvre de Gio Ponti, Carlo Molino ou Scarpa dont j’ai pu acheter des pièces majeures. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Ettore Sottsass. A mon avis, il était le plus éclatant, le plus révolutionnaire des designers de ces années-là, avec lui c’était une explosion de couleurs, de matériaux pauvres comme le formica et une véritable réinterprétation de l’histoire du design européen. J’ai créé cette galerie et j’ai commencé à y exposer les grands maîtres en alternance avec de jeunes créateurs, comme Starck, Arad, Dixon ou Kuramata. Pour sa deuxième exposition, quand Sottsass est arrivé devant la galerie, il m’a dit : « Gastou, Paris est une ville noire et blanche, ta façade sera noire et blanche » Et il l’a créée !
Gladys Mougin : J’ai rencontré André Dubreuil à Londres en 1985. Il récupérait des choses dans des déchèteries avec Tom Dixon pour créer des décors, pour le théâtre ou pour des fêtes. Ils formaient un groupe qui s’appelait les Creative Salvage avec Marc Newson, Mark Brazier Jones et Nick Jones. Mais ils n’étaient pas encore sûrs de vouloir ou de pouvoir créer des meubles. En fait ils s’amusaient ! Mais pour moi c’était Le moment, à Londres comme à Paris, où Frédéric de Luca venait de créer En Attendant les Barbares. J’ai d’abord été leur agent avant de créer la galerie. Puis j’ai voulu m’installer dans un quartier d’antiquaires pour cette raison, parce que les pièces de ces designers étaient à la fois uniques et réalisées pour durer dans l’histoire des arts décoratifs.
Frédéric de Luca : En Attendant les Barbares a été créée en 1983 et la galerie en 1984. A l’époque je travaillais dans la mode, je dessinais des tissus. Mais j’ai une nature très éclectique, j’aime explorer des univers différents, et s’il y a une chose que je possède, je crois, c’est un oeil pour découvrir les choses, dans de nombreux domaines. C’est ma passion. Mais le mot “design” aujourd’hui est galvaudé : à cette époque, cela représentait avant tout le travail de gens qui dessinaient leurs créations, qui les réalisaient eux-mêmes ou les faisaient réaliser, mais surtout, refusaient tous une production de masse.
C’était un véritable pari, alors, de choisir un design émergent, qui bouleversait tous les codes ?
Frédéric de Luca : Je ne voulais pas présenter des talents affirmés. Je voulais lancer de jeunes artistes, des gens que je découvrais. Quand je les ai connus, ils étaient tous créateurs, mais dans des domaines très divers, Mattia Bonetti faisait de la photo, travaillait la terre cuite, Patrick Retif créait des bijoux, Migeon & Migeon aussi … Mais ils avaient un point commun, ils souhaitaient créer des objets décoratifs ou des meubles. Je les ai aidés à passer ce cap. J’aimais sentir quand il y avait un talent, une personnalité derrière quelqu’un et qu’il fallait l’aider à émerger. A la galerie, parfois, des jeunes passaient me montrer leur travail. Il m’arrivait de présenter l’une de leurs pièces ou bien je les conseillais, je les guidais, c’était en quelque sorte un travail de direction artistique, plus qu’un travail de galeriste.
Yves Gastou : Pour moi le pari était plutôt de mélanger les styles et les époques. C’est un peu l’ADN de la galerie et c’est comme ça que je concevais ce métier : passer d’un mouvement ou d’un artiste à un autre, confronter le travail d’André Arbus ou de Jacques Quinet à celui de Joe Colombo ou de Ron Arad. Nous avons été les premiers à faire ça, même si aujourd’hui c’est courant.
Gladys Mougin : C’était avant tout du plaisir, pas du business, nous n’étions pas capables de faire n’importe quoi pour réussir. Aucun des artistes avec lesquels j’ai travaillé n’a jamais voulu être à la mode. Chacun d’eux travaillait lui-même, dans son atelier, aucun d’eux ne faisait fabriquer ses pièces. C’est un travail plein d’humilité. Je suis fascinée depuis toujours par le travail des mains et je pense que rien, jamais, ne pourra les remplacer.
Quel œil portez-vous aujourd’hui sur ces années-là ?
Yves Gastou : Pour moi, Sottsass et les mouvements italiens sont sans doute à l’origine de l’engouement actuel pour le design. A chaque fois qu’il présentait ses nouvelles pièces en exclusivité à la galerie, il me demandait : « Mais comment fais-tu pour vendre tout ça ? ». Il avait cette simplicité, cette générosité incroyables. Mais le plus inouï c’était peut-être Shiro Kuramata, si humble, si poétique. Il passait le balai avant le vernissage mais faisait des dîners fabuleux avec toute la diaspora japonaise parisienne, Kenzo, Issey Miyake …
Gladys Mougin : C’était une merveilleuse aventure humaine avant tout. Beaucoup de ces designers sont devenus des stars, mais je continue de travailler avec certains, comme André Dubreuil. Parfois, je retourne chez des collectionneurs que je n’ai pas vu depuis longtemps, le décor a changé, mais je retrouve des pièces qu’ils ont acheté à la galerie aux tous débuts et je suis fière qu’elles aient défié les courants ou les modes. Je crois que dans un décor il suffit d’avoir une ou deux belles pièces, emblématiques, pour que l’ensemble soit réussi.
Frédéric de Luca : Des années de grande liberté, même si elles ont suivi le premier choc pétrolier qui, je trouve, a signé la fin d’une certaine insouciance. L’aventure a duré dix ans pour moi et elle continue pour tous ces designers qui ont une renommée internationale. De mon côté j’ai vraiment repris ma liberté, d’abord en créant des meubles, des pièces uniques bien-sûr, puis en me consacrant à nouveau au dessin, ma première passion, mon premier métier.