Harry Nuriev

Maisons Royales, c’est le nom de la Carte blanche donnée au créateur Harry Nuriev par le Mobilier National, en hommage aux manufactures nationales et aux collections de l’institution. Comme toujours, Harry Nuriev repousse les limites du design dans cette exposition immersive, qu’il a souhaitée telle une ode au passé aussi bien qu’au futur de l’histoire des arts décoratifs. Rencontre avec l’un des designers les plus talentueux de sa génération.           

Une Carte blanche exceptionnelle qui  se déploie dans deux espaces : à la galerie des Gobelins, une capsule temporelle, basée sur le savoir- faire séculaire de l’art de la tapisserie du Mobilier national, est mise en dialogue, de part et d’autre de l’installation, avec les célèbres tapisseries Maisons royales du XVIIe siècle (Versailles ou le mois d’avril, et Saint-Germain-en-Laye ou le mois de mai).

L’artiste, avec l’aide de l’intelligence artificielle, a créé un motif végétal ancien intégrant des éléments de modernité. L’œuvre conserve ainsi l’esthétique de l’art traditionnel tout en y ajoutant des éléments du XXIe siècle. Cette « gloriette 2.0» offre une expérience immersive dans l’art textile d’hier et d’aujourd’hui, invitant les visiteurs à un voyage à travers le temps. Ce projet a été réalisé par la Maison Pierre Frey, selon la méthode ancienne de l’impression à disposition, réalisable lorsque l’usage des formes est connu avant l’opération d’impression ou de tissage. Utilisée dès le XVIIIe siècle pour les étoffes des ombrelles, aumônières ou même des rideaux, elle permet un placement parfait des motifs sur le support quel qu’il soit. Cette méthode d’impression permettant d’économiser pigments, matière et temps constituait déjà, à l’époque, une pratique anti-gaspillage.

À la chapelle des Gobelins, Harry Nuriev présente une installation inscrite dans le programme de recherche Les Aliénés du Mobilier national. Une bibliothèque argentée, composée de canapés et d’une structure construite à partir de chaises déclassées du Mobilier national, qui incarne son concept de « Tansformism ». Il réalise ainsi un inventaire de l’existant pour l’adapter aux besoins de la vie contemporaine, en utilisant sa signature esthétique distinctive, notamment un textile argenté prédominant.

Harry, vous vivez aujourd’hui entre Paris et Brooklyn, mais vous êtres né il y a presque quarante ans dans l’ex Union soviétique, le mélange des cultures est un peu votre ADN et celui de votre génération ?

Je suis né quelques années avant l’effondrement de l’Union soviétique et j’ai grandi au milieu de ces années où les influences occidentales affluaient en pagaille, donnant lieu à un immense bouillonnement créatif. Je me suis formé à l’Institut d’architecture de Moscou avant d’y fonder, en 2014, mon agence, Crosby Studios. J’ai étudié l’architecture, mais je me suis rapidement aperçu que c’était l’architecture intérieure qui m’intéressait vraiment. On passe beaucoup de temps dans son intérieur, c’est un lieu où l’on vit, où l’on travaille, on y rêve, on y réfléchit … Et je trouve que c’est souvent un espace que les gens finissent par ne plus regarder, dans lequel on n’ose pas vraiment s’exprimer. Mes premières créations avaient des lignes  très minimales et des couleurs pop,  bleu électrique, vert fluo ou encore rose malabar . Aujourd’hui je m’oriente vers des projets plus conceptuels, qui fusionnent aussi bien avec la mode qu’avec le design d’objet.

En 2017, le New York Times vous décrivait comme la voix du “global minimalism” ?

Mon travail peut être minimal mais ce n’est pas du minimalisme à proprement dit. J’y ai longuement réfléchi depuis. Le style que j’ai créé pourrait se résumer en un mot : “transformisme”. Tout mon travail est basé sur cette idée de transformation, sur le passage d’une forme à une autre. À chaque époque le design et le designer ont un rôle spécifique différent. La nôtre nous demande de nettoyer le monde de ce qui existe déjà. Nous n’avons plus besoin d’inventer de nouvelles formes puisque, depuis la Renaissance, je pense qu’elles ont déjà toutes été inventées. Les technologies sont là et nous avons besoin de recycler tous ces objets, toutes ces idées et toutes ces formes. Reprenons les bonnes idées et donnons-leur une seconde vie. C’est ce que j’appelle “transformer ». Je m’empare d’objets du quotidien auxquels personne ne prête attention, faisant d’ éclairages de chantier des lampadaires branchés par exemple. C’est pour moi le nouveau luxe, car il est parfois plus long et plus coûteux de transformer un objet que de le fabriquer.

Mais vous avez une façon très ludique de pratiquer l’upcycling ?

Les propositions pour les intérieurs sont souvent consensuelles, elles se bornent à deux ou trois grandes tendances, comme le vintage, le folk ou encore le minimalisme. On devrait pouvoir bénéficier de beaucoup plus de choix, comme c’est le cas pour les vêtements. Pour ma dernière collection de mobilier développée pour la Carpenters Workshop Gallery, un canapé, une coiffeuse ou encore un banc de musculation, j’ai choisi de tout tapisser en denim. L’idée m’est venue en faisant recouvrir un sofa à partir de mes vieux jeans pour mon appartement parisien. J’aime dire que j’habille un espace, pas que je le décore ou que je le meuble. Notre mobilier, comme nos vêtements, devrait toujours traduire notre personnalité.

Beaucoup vous connaissent aussi pour l’usage de couleurs disruptives ?

Les êtres humains vibrent avec les couleurs, pourtant en architecture, tout doit absolument être noir et blanc Quand j’ai commencé à analyser les couleurs utilisées dans le design d’intérieur, je me suis retrouvé devant une palette très limitée. Moi, j’avais envie d’être plus fou, plus libre, d’aller aussi loin que possible avec la couleur, en recouvrir totalement un fauteuil par exemple, mais en restant élégant.

Vous aviez envie d’être plus libre avec la couleur mais aussi avec la forme ?

Nous vivons dans un monde où tout doit être minimal ou sembler parfait. Moi  j’aime bien bousculer les règles du design. Une forme peut être laide pour certains et belle pour d’autres.  Le design connaît actuellement la même révolution que la mode dans les années 70. Il y a encore dix ans, il était réservé à un très petit nombre de privilégiés et c’était une question de statut social plus que de goût personnel. Mais, comme pour les vêtements, il s’est démocratisé : les gens commencent à faire leurs propres choix, à développer leur goût. Le futur du design d’intérieur passera forcément par la multiplication des propositions stylistiques,  par un mélange des usages, des matériaux et des histoires, mais aussi par une réflexion sur l’usage des objets et de l’espace. Les arts décoratifs se réinventent constamment et j’aime faire partie de ce mouvement.

La mode est l’une de vos grandes sources d’inspiration ?

Ce sont d’abord les gens qui m’inspirent, la nature aussi, et enfin tout ce qui est laissé au rebut et n’intéresse plus personne, cela m’interroge toujours et j’aime sublimer le banal. Mais j’aurais pu être fashion designer, c’est vrai. Je me suis d’ailleurs souvent demandé pourquoi je n’avais pas fait ce choix, mais quelque chose m’a toujours retenu. Et avec le recul, j’en suis ravi, je suis heureux de ce qui m’arrive aujourd’hui, de la façon dont ma carrière évolue. Je me sens toujours prêt à remettre en question mes engouements d’hier pour découvrir de nouveaux territoires. Il me semble que nous vivons une époque très excitante dans le domaine du design comme ont pu l’être les années 1970-1980 pour la mode. Un moment d’expérimentation, de développement, de création … La mode, elle, est devenue une industrie …

du 20 octobre 2023 au 7 janvier 2024

MOBILIER NATIONAL

Galerie des Gobelins
42 avenue des Gobelins 75013 Paris