Romain Morandi
Depuis deux ans sa galerie est devenue un lieu incontournable dans le paysage parisien et international du design. En 2023, avec l’exposition « Josef Hoffmann / Ettore Sottsass : Sécessions », Romain Morandi nous a montré, s’il fallait le rappeler, que le rôle d’une galerie n’était pas seulement d’exposer, mais aussi de s’engager, de créer des ponts, des rencontres ou des filiations car, au-delà de l’approche esthétique ou fonctionnelle, le design est aussi le reflet de nos sociétés et de ses bouleversements.
De l’affirmation en tant que discipline avec le mouvement moderne à la fin du XIXème siècle, jusqu’à aujourd’hui, Romain Morandi s’attache, lui, à mettre en relation les différents mouvements qui ont constitué l’histoire du design. Rencontre dans sa galerie quelques jours avant l’inauguration d’une autre exposition qui fera date, “Breaking the Wall”, consacrée à l’avant-garde allemande des années 80.
Romain, c’est déjà votre cinquième exposition et pourtant votre galerie n’existe que depuis deux ans ?
Oui, cela faisait partie du projet dès l’origine. Je pense que construire des expositions constitue le rôle essentiel d’une galerie, c’est d’ailleurs ce qui la définit en tant que telle. Cela permet de mettre en lumière un artiste ou un pan de la création, mais aussi d’engager un regard critique. Une exposition n’a jamais valeur d’exhaustivité, il faut donc opérer des choix. Au-delà du sujet, c’est la manière de le traiter qui importe. Cela passe par la sélection des œuvres, bien sûr, mais aussi par le dispositif que l’on bâtit autour : scénographie, communication, catalogue … A chaque fois c’est une nouvelle aventure.
Vous avez donc choisi, avec cette galerie, d’introduire un regard nouveau sur l’histoire du design ?
En général, dans le langage courant, on confond souvent le design avec le fonctionnalisme, qui s’est imposé à partir de 1919 avec la création du Bauhaus et l’affirmation du mouvement moderne. Or, c’est le fruit d’un long processus débuté au XIXè siècle. Par ailleurs, dès la fin des années 1960 en Italie puis partout en Europe, certains architectes et designers ont remis en question ce principe érigé en dogme. Plutôt que de m’intéresser au mouvement moderne déjà très largement couvert, ce sont ces deux grandes mutations qui me passionnent et que je m’attache à mettre en relation à la galerie. Avec l’exposition « Sécession » en 2023, nous avons voulu, avec Ivan Mietton (co-curator), mettre en évidence les liens profonds qui existaient entre Josef Hoffmann, précurseur du mouvement moderne et Ettore Sottsass, chantre de l’anti-design, que tout semblait pourtant opposer.
Comment conçoit-on une exposition d’une telle envergure lorsqu’on est une jeune galerie ?
C’est toute la difficulté, car monter une exposition implique de travailler sur un temps long et mobilise des moyens importants, d’autant plus que nous devons avancer sur plusieurs projets simultanément. Qu’elle vienne d’elle-même ou de la rencontre avec une œuvre ou un créateur, chaque idée doit être testée avant que l’on ne s’y engage pleinement : y a-t-il matière à exposition ? Existe-t-il suffisamment de pièces disponibles ? Comment introduire un regard pertinent ? C’est un jeu de va-et-vient permanent entre l’exposition telle qu’on la conçoit a priori, sur le papier, et ce qu’il est concrètement possible de faire dans un temps imparti. Il faut se documenter, puis défricher par cercles concentriques et petit à petit les choses se mettent en place. Ce fut particulièrement le cas de notre prochaine exposition « Breaking the wall » consacrée au design d’avant-garde allemand des années 80, essentiel mais encore méconnu en France.
A chaque fois vous nous amenez vers une véritable réflexion qui va bien au-delà de l’approche esthétique qu’on a souvent ?
Ca me semble important de toujours se remettre en question. Au-delà de sa dimension fonctionnelle ou décorative, un objet engage une vision du monde. Il est aussi bien le produit que le reflet de nos sociétés. Chaque objet questionne nos usages, notre identité, nos croyances… Notre rôle, c’est à la fois d’explorer le contexte qui a vu naitre un objet et d’interroger le regard que l’on porte sur lui de nos jours. En quoi est-il remarquable, singulier ? Nous devons répondre de nos choix. Cela engage une part sensible, subjective, et une autre plus analytique qui s’appuie sur les outils méthodologiques que nous procure l’histoire de l’art. On apprend aussi beaucoup au contact des collectionneurs et des professionnels avec lesquels nous travaillons. Une galerie doit être à la fois un lieu de rencontre, de plaisir et de culture.
Il faut aussi accepter de prendre des risques ?
A chaque fois c’est une prise de risques en effet, quelquefois il faut même ne pas trop réfléchir, ce serait trop vertigineux. Il faut avoir confiance en ses choix, ce qui n’est jamais facile. Le principal risque, c’est de ne pas en prendre assez. Et puis, du travail. De la rigueur et du travail. Si l’on emmène assez de collectionneurs avec nous, c’est gagné.
Mais ceux qui sont devenus de grands galeristes n’ont-ils pas d’abord eu un certain courage ?
Si bien sûr. On a la chance, à Paris, d’avoir parmi les meilleurs galeristes au monde. Ce sont des modèles pour ma génération. Sans eux, nous ne serions pas là. Il ne faut pas oublier qu’il y a encore une quarantaine d’années, très peu s’intéressaient au design. Ils ont su créer un marché et on fait entrer le design dans les grandes collections, privées comme publiques. A nous de prendre la relève et de poursuivre le travail engagé. Il y a encore plein de choses à découvrir.
Certains pensent que le design de collection est devenu inaccessible ?
C’est faux ! Ce qui est génial avec le design, c’est qu’il existe des objets intéressants à tous les prix. Les pièces de certains créateurs particulièrement recherchés engagent parfois des sommes importantes, mais il existe aussi des œuvres passionnantes, que l’on retrouve dans les collections muséales, à des prix très raisonnables. A la galerie, nous accueillons d’ailleurs de plus en plus de jeunes collectionneurs.
Quelle est pour vous la différence entre un marchand et un galeriste ?
Dans le jargon on emploie l’un ou l’autre terme indifféremment. S’il faut établir une différence, je dirais que le marchand va mettre l’accent sur la recherche et la circulation des objets là où le galeriste va chercher à établir une sélection plus aboutie en lien avec son programme d’expositions. Les deux sont complémentaires et interdépendants. Ils travaillent d’ailleurs main dans la main.
Parlez-nous de votre nouvelle exposition, qui présente le design d’avant- garde allemand des années 80, encore peu connu du public français ?
La génération qui est née en Allemagne dans les années 50 ou 60 n’avait rien à voir avec le drame de la seconde guerre mondiale mais elle a grandi dans un contexte encore très marqué par celle-ci. Comment habiter son époque, et reprendre en main sa destinée après cela ? L’Allemagne d’alors (la RFA) est en pleine reconstruction, soutenue par le plan Marshall. Elle va vivre un « miracle économique » et laisser la place à une société de consommation de masse où dominent les objets standardisés. Les jeunes créateurs peinent à se faire éditer. Autant par nécessité que par choix, la plupart d’entre eux travaillent seuls ou en petits groupes et produisent eux-mêmes les objets qu’ils dessinent, à la frontière entre l’art et le design. Le Neue Deutsche Design n’est pas un mouvement coordonné mais plutôt l’élan contestataire d’une génération. On peut parler de contre-culture. Ils se situent à mi-chemin entre le punk anglais et l’anti-design italien avec lequel ils nourrissent d’ailleurs une communauté d’esprit.
Comment ce design a t’-il été perçu par les allemands de l’est après la réunification du pays ?
Le totalitarisme c’est la mort de la culture. Au moment de la réunification, des designers ouest-allemands ont été invités à présenter leur travail à l’est. Leur esthétique post-industrielle, aride, a été absolument incomprise par une population qui, de l’autre côté du mur, vivait jusqu’alors dans l’oppression et le dénuement. Une sorte de carambolage s’est produit.
Pourquoi avez-vous choisi d’appeler cette exposition « Breaking the Wall » ?
On pense évidemment à la chute du mur de Berlin dont on s’apprête à célébrer le 35eme anniversaire, mais le titre de l’exposition est avant tout à entendre au sens métaphorique : le « mur à abattre » c’est avant tout le carcan académique forgé par l’Ecole d’Ulm dont cette génération souhaitait « libérer le design » au début des années 1980. Ce qui est particulièrement signifiant c’est qu’ils l’aient fait essentiellement à partir de matériaux de récupération et de construction tel que le béton, le fer à béton et l’acier. Quand on connait la suite c’est tout simplement saisissant…