Victor Guedy
Victor Guedy est encore un jeune artiste, mais il a déjà un parcours important de création derrière lui. Comme si son travail artistique était le fruit d’un long apprentissage, intellectuel et manuel, et celui d’une maîtrise parfaite de la matière. Pas de dichotomie pour lui entre l’esprit et la main qui vont de pair et ainsi, ouvrent tous les champs du possible créatif. Rencontre dans son atelier de sculpture et de gravure au milieu des modèles en plâtre, des échantillons de marbre ou de bronze, des outils et des dessins, mais surtout de ses œuvres, minuscules ou magistrales, tel cet oiseau de bronze qui surplombe la pièce et semble nous scruter posé sur son piédestal.
Victor, vous avez eu une formation artistique très atypique ?
Pleine de chemins de traverse ! J’ai d’abord fait une Licence de philosophie avant de me rendre compte que je voulais travailler manuellement et retrouver un enseignement de Maître à disciple, comme on n’en trouve plus aujourd’hui que dans certaines universités anglaises. J’ai trouvé cela en France chez les Compagnons du Devoir en apprenant la taille de pierre durant huit ans. En suivant cet enseignement, si on se met au chevet des sachants, on apprend aussi la sculpture, la gravure lapidaire, la calligraphie, la dorure à la feuille… Je voulais entrer de toutes mes forces dans l’art par les voies académiques, par l’exigence de la technique et des matériaux les plus ardus.
Mais ce sont un apprentissage et un mode de vie plutôt difficiles
Absolument. C’est un vrai sacerdoce en même temps qu’un espace de liberté inédit. C’est une sorte de safe-space pour individus assoiffés d’engagement total. La vie est communautaire, le travail est glorifié, la Règle qui organise la vie commune est sacrée. On peut y travailler nuit et jour si on le désire. Ç’a été mon cas, soucieux, comme Rodin, d’apprendre laborieusement, d’avaler mes quatorze heures de travail quotidien…
J’ai tout accepté de ce mode de vie, où l’on travaille et l’on vit ensemble durant de nombreuses années. Le Compagnonnage est un cycle et une initiation : on commence son voyage en réalisant un Travail d’Adoption, afin d’être pris sous la protection de ses pairs, de devenir l’un des « poulains ». Après de nombreuses années d’itinérance et d’apprentissage, la personne qui aspire à être Compagnon réalise un Chef d’œuvre, un travail de maîtrise prouvant sa valeur. Si nos pairs nous en jugent digne, on est alors reçu Compagnon, comme une sorte d’adoubement, que rien dans la vie n’efface, même si l’on s’éloigne de la maison-mère.
Cela a t’il été votre cas ?
Disons qu’à la fin de mon Tour de France, je ne souhaitais pas faire de restauration du patrimoine comme une grande majorité de compagnons, mais plutôt travailler dans la création contemporaine, avec des architectes, des décorateurs, des designers. Je suis alors entré aux Ateliers Saint-Jacques, qui font partie de la Fondation de Coubertin et recèlent un savoir-faire extraordinaire, pour superviser en France et à l’international tous les projets liés au marbre. C’est dans cet enclos préservé que j’ai pu compléter ma connaissance de la pierre et de l’argile par celle du plâtre et du bronze. J’y suis resté quatre ans, avant de rejoindre Romain Gazzola, un personnage passionnant, tout à la fois investisseur, juriste, philanthrope. Dans ce lieu où nous sommes, l’Orfèvrerie, anciens ateliers de Christofle, il rassemble de grandes maisons parisiennes d’artisanat d’excellence, dans un esprit de village. Je m’occupe de l’atelier dédié au marbre : Marbrerie de Vitry. J’ai aussi la chance d’y nicher mon atelier de sculpture.
Récemment vous avez montré votre travail au grand public pour la première fois ?
Tout à fait ! Chez Lou Carter Gallery, rue des Saints-Pères, pour la Design Week 2022. J’ai été très heureux de l’accueil reçu. La plupart des pièces présentées l’an dernier se sont désormais envolées dans la flagship gallery de StudioTwentySeven à NYC, représentant aux USA une dizaine de mes pièces.
Votre travail navigue entre l’objet et la sculpture ?
Pour moi, la sculpture est un réel espace de libération. Elle m’a toujours délassé, permis de respirer dans les creux laissés par l’apprentissage traditionnel. Je l’ai toujours pratiquée en prenant garde de ne pas l’astreindre à trop d’académisme, à ne rien m’interdire, à lui laisser son côté primal. Mon travail est très varié, allant de la vanité en bronze brut, qui fige un instant, suspend le temps, dans une démarche presque photographique, à des bustes plus classiques, ou des sculptures-objets animistes.
L’oiseau semble un peu être votre animal totem ?
Cet oiseau est présent à mes côtés depuis mes dix-neuf ans, apparu lors de longs moments d’ennui en faculté… Son griffonnage multiple sur les pages ouvrait tout un monde, empiétait terriblement sur les prises de notes, voire sur le mobilier, tandis que son regard narquois moquait le trop-sérieux du cour magistral. C’est devenu une sorte d’allégorie de la liberté, de l’esprit créatif et espiègle, volant au-dessus des petits schémas humains, souvent dérisoires.
Il a d’ailleurs de multiples facettes ?
Oui, c’est assez amusant. Certains de ces volatiles ressemblent à des petites et douces divinités de la nature ; d’autres sont hiératiques ; d’autres enfin s’apparentent à des esprits expressionnistes, faustiens. J’assimile l’ensemble de ces créatures à une sorte d’écosystème personnel, aux espèces variées, correspondant à mes différentes émotions et personnalités. Avec Joséphine Fossey, directrice de création, nous travaillons actuellement à les décliner en objets : poignées, tables basses, guéridons …
Comment vous situez vous entre le monde artistique et celui de l’artisanat d’art ?
Je me méfie du rapprochement actuel entre art et artisanat, via le terme fourre-tout d’artisanat d’art… Quand je porte la casquette du marbrier et que je pénètre dans l’atelier de la Marbrerie de Vitry, je suis un artisan tout court, un compagnon, garant d’une excellence et d’une maîtrise technique, au service de grands créatifs. Il s’agit plutôt d’artisanat haut de gamme. En anglais, on dirait high-end craftmanship, ce qui me parle davantage.
A contrario, quand j’entre dans mon atelier de sculpture et que j’enfile ma blouse, j’oublie tout, je ne suis plus l’exécutant de personne, ma technique reste mais je la maltraite, ma liberté est totale. Il s’agit alors d’art : un discours silencieux qui ne porte pas de mot. Bien plus que dans une discipline à mi-chemin, sans contour créatif clair, mon équilibre se trouve dans cette cohabitation de personnalités dichotomiques mais complémentaires.
Racontez-nous un peu la genèse d’une sculpture ?
Je pars souvent d’une pierre que je découvre dans une carrière, dont j’aime le relief, la texture, la force évocatrice. Un petit morceau de roche peut signifier beaucoup, devenir un vrai symbole, un paysage. La pierre a, en outre, un magnétisme incomparable. Tous ceux qui la travaillent le savent et portent ça en eux. C’est une matière qui aimante et qui régénère, au sens très littéral. De là, j’en tire des formes complémentaires en terre glaise, des allégories, exprimant une idée, un sentiment sourd. Je travaille également beaucoup cet argile. Par opposition à la pierre, matériau qu’on ne fait qu’ôter autour de la forme finale, la terre permet l’ajout, le retrait, la mutilation, le martelage, le pétrissage, la projection… L’argile est comme le témoin d’un dialogue intérieur.
Le plâtre est un matériau que j’appréhende de plus en plus. On le monte presque liquide, mélangé à de la filasse, comme du crin de cheval. C’est assez brutal, pulsionnel. Le résultat a quelque chose de violent et d’organique, de saisissant. Je sculpte en attendant quelque chose de la matière, en cherchant sa rencontre. Le point de départ est vaguement organisé, dirigé par une intuition, puis structuré par du métal ou d’autres types de squelette, puis je passe par une phase expérimentale où je me confronte avec la carnation, l’incarnation de ma sculpture. Je peux projeter l’argile, faire ruisseler le plâtre, sculpter à coups de marteau… Je dois trouver la forme, la chair, l’identité de mon golem. Je souhaite sa réponse, qu’il m’indique sa direction. Souvent, ces premiers temps sont un peu longs, brouillons mais décisifs : je distingue alors à des détails un regard, un mouvement, une posture. Je me mets alors à l’ouvrage.
Vous avez toujours eu une pratique artistique, bien avant de décider de devenir compagnon ?
Adolescent, je faisais beaucoup de musique et de calligraphie, de travail typographique. J’ai toujours eu un rapport privilégié avec le papier, l’encre, les sceaux… J’ai pu le lier, par la suite, à mon travail sur la pierre, comme un besoin de retourner aux sources de l’humanité, par l’écriture puis par l’épigraphie. Ce fil d’Arianne m’a conduit progressivement aux bas-reliefs, à la dorure, à l’art sacré, puis naturellement à l’architecture, au design d’objet, puis au stylisme et aux bijoux qui sont mes obsessions du moment.
Vous avez d’ailleurs créé une collection de chevalières ?
Oui, j’en ai montré une petite dizaine chez Lou Carter, qui ont eu du succès. Je crée maintenant une collection de bagues en bronze doré, tirées de lettrages que j’ai calligraphié, des bagues-lettres, à la fois médiévales et très couture, ce qui est souvent un synonyme. Le bijou est un objet à part, proche de l’amulette. Il a quelque chose de magique, auquel je suis très sensible.
Vous montrerez à nouveau votre travail chez Lou Carter pour la Design Week ?
Tout à fait ! Lou organise une exposition sur le thème de l’Eros, à laquelle j’apporte ma contribution par la présence de vanités en bronze brut. Ces deux pièces sont assez crues et témoignent avec une beauté simple de l’amour tel qu’on le vit. Je les aime beaucoup et j’ai hâte de les présenter. Je participe également les 11 et 13 octobre à une vente de charité organisée à Genève par l’association libanaise « For The Art – Through the Heart », sous le commissariat de Thomas Erber. Ce collectif apporte un vrai secours aux personnes polytraumatisés au Liban et véhicule les bienfaits de l’art therapy, ce à quoi je suis particulièrement sensible. Enfin, nous préparons avec Joséphine Fossey une collection de mobilier surréaliste en bronze, pour le printemps 2024.
Photographies : Alexandre Onimus